Complété le 22.06.24 19H25'
I. Nous avons, dans le cadre d’une précédente note, attiré l’attention sur le fait que le législateur fiscal belge n’a pas couvert les sociétés immobilières françaises (SCI) dites translucides.
Ces sociétés ne sont pas spécifiquement mentionnées dans l’article 2, § 1er, 13°, b), alinéa 2, 2° Code des impôts sur les revenus (CIR 1992) qui étend l’application de la taxe dite Caïman aux SCI qui ne respecteraient pas certaines conditions depuis décembre 2023 (Loi 22.12.2023).
I.A Il faut donc se référer aux travaux parlementaires (Exposé des motifs DOC 55 3697/001 pg 31/ Conseil d'Etat DOC 55 3697/001 - page 314 - Loi Programme du 22 décembre 2023 (MB 29.12.23).
Nous y lisons:
« - La SCI française est une société civile immobilière fiscalement translucide, dotée de la personnalité juridique.
- Dans une construction SCI, la société est propriétaire du bien immobilier et les associés détiennent des parts sociales.
- En principe, la SCI est fiscalement transparente en France. Cela signifie que les associés sont imposés en France comme s’ils étaient directement propriétaires du bien.
- En raison de la présence de la personnalité juridique, cette société est en principe considérée comme une personne imposable distincte du point de vue belge.
- Par conséquent, cette forme juridique entre dans le champ d’application de la taxe Caïman lorsque les actionnaires sont des habitants du Royaume. » (je mets des tirets et en caractères gras).
Qu’a voulu dire le législateur ?
Notons que ce commentaire est effectué à l'occasion d'éclaircissements sur le champ nouveau de l'article 21, alinéa 1er, 12° CIR 1992 cherchant à éviter que l’application de la taxe Caïman soit dans certains cas plus avantageuse que sa non-application et non à propos de son champ d'application. Il est néanmoins intéressant car il précise la pensée du législateur sur cette question.
Selon le législateur la SCI française est « une société civile immobilière fiscalement translucide, dotée de la personnalité juridique. Dans une construction SCI, la société est propriétaire du bien immobilier et les associés détiennent des parts sociales ».
Il est correct d’affirmer que dans le cas de sociétés translucides la SCI est propriétaire du bien immobilier et que les associés détiennent des parts sociales mais .... toutes les SCI françaises ne sont pas fiscalement translucides. Dire, seul, que "la SCI française est « une société civile immobilière fiscalement translucide" est (déjà) une erreur.
Le législateur poursuit « En principe, la SCI est fiscalement transparente en France. Cela signifie que les associés sont imposés en France comme s’ils étaient directement propriétaires du bien. En raison de la présence de la personnalité juridique, cette société est en principe considérée comme une personne imposable distincte du point de vue belge » (je mets en caractères gras).
Ceci n’est vrai que pour les SCI dites fiscalement transparentes dont les membres sont considérés, sur le plan fiscal comme personnellement propriétaires des locaux à la jouissance desquels leurs parts sociales leur donnent vocation. Ici gît toute la confusion et on peut la comprendre vu le nombre de commentateurs qui parlent de translucidité pour couvrir une transparence fiscale. Sauf qu’une SCI fiscalement translucide, on l’appelle aussi semi-transparente, n’est pas une SCI fiscalement transparente, ce sont des concepts totalement différents.
Le législateur conclut : « Par conséquent, cette forme juridique entre dans le champ d’application de la taxe Caïman lorsque les actionnaires sont des habitants du Royaume ».
Conclusion : De la construction du texte résulte que le législateur vise (a) les SCI ayant une personnalité juridique, (b) fiscalement transparentes, (c) dont les associés sont imposés comme s’ils étaient directement propriétaires du bien. Cette définition n’est pas celle d’une SCI translucide. Les sociétés dites translucides ou semi-transparentes ne sont pas visées par la définition des SCI couvertes par la taxe Caïman.
Certes le législateur mentionne les SCI fiscalement translucides en début d'exposé mais il poursuit en les définissant comme étant des SCI fiscalement transparentes en y ajoutant une caractéristique propre à ces dernières. C'est manifestement une erreur que le conseil essayant de comprendre la volonté du législateur doit dépasser. Pour les sceptiques, s'il en reste à ce stade, voici ce que le législateur aurait fait dans un autre contexte: << ce texte vise les citoyens blancs qui sont d'ancêtres africains et ont la peau noire>>. Allez-vous, ici aussi, considérer que le texte vise les citoyens blancs ?
I.B Ceci étant pouvons-nous considérer que le texte de l'article 2, §1er, 13, b), alinéa 2 CIR 1992, définissant ce qu'est une construction juridique, est clair ? Point ne serait alors nécessaire de se référer aux documents parlementaires. S'agissant de "constructions juridiques" est-ce que le Code des impôts sur les revenus (CIR 1992) couvre les SCI françaises fiscalement translucides car elles seraient "établies dans l'Espace économique européen et dont les revenus sont imposés dans le chef des associés".
Pouvons-nous, tout de go, considérer que dans une SCI fiscalement translucide les revenus sont imposés dans le chef des associés ?
Le sujet a fait l'objet de milliers de pages d'analyses et de commentaires. Une brève recherche m'amène à dire que cela ne semble pas être le cas, en tout cas rien n'est moins certain.
- Mentionnons d'abord l'arrêt de la Cour de Cassation belge du 29 septembre 2016 qui effectue une très belle et développée analyse de la translucidité en droit fiscal français que les commentateurs belges ayant jeté un vent de panique chez tous les détenteurs de parts de SCI auraient été inspirés de lire. L'arrêt tout récent du 25 avril 2024 de la Cour Suprême ne se départit pas de sa jurisprudence : " Les sociétés civiles immobilières de droit français soumises au régime fiscal dit de la translucidité ont une personnalité juridique et fiscale distincte de leurs associés " (Traduction libre du néerlandais).
- Je citerai ensuite Monsieur Bruno Gouthière: "Une société de personnes est un <<sujet fiscal>> même si l'imposition n'est pas établie en son nom mais à celui des associés. N'étant pas fiscalement transparentes, les sociétés de personnes françaises doivent être considérées comme des personnes morales aux fins d'imposition, assujetties à l'impôt puisqu'il s'agit de sujets fiscaux quoiqu'il ne s'agisse pas de contribuables" (je mets en caractères gras)- (Les impôts dans les affaires internationales - 17ème édition - Lefebvre Dalloz - Bruno Gouthière page 641, n° 31558).
- "En droit fiscal français les sociétés civiles sont toujours considérées comme des entités distinctes des membres qui la composent. À la différence de ce qui est souvent prévu en droit étranger, ces sociétés ont, en effet, une véritable personnalité juridique et fiscale. Le fait que l'impôt ne soit pas effectivement payé par la société, mais par chacun de ses associés, est sans influence sur cette personnalité, car il ne s'agit, en réalité, que d'une modalité de recouvrement. La société civile n'est pas un contribuable, mais elle est un sujet fiscal. ...." (je mets en caractères gras) - ( Mémento Sociétés civiles 2024 - n° 65105 - Edition Françis Lebefbvre)
- "Cette nature particulière des sociétés civiles est source de conflit car deux approches sont possibles : - considérer qu'il s'agit davantage de juxtapositions d'entreprises que de véritables sociétés, ce qui conduit à analyser la situation des associés comme si la société n'existait pas ; - ou les traiter comme de véritables sociétés, et comme des sujets d'imposition, même si elles ne payent pas effectivement l'impôt et ne sont donc pas, en tant que telles, des contribuables " (je mets en caractères gras)-(Mémento Sociétés civiles 2024 -65006 - Édition Francis Lefebvre).
- Commentant les arrêts de la Cour de Cassation belge de 2016 et 2017 Maître Homans écrit: "la SCI translucide dispose d'une personnalité juridique distincte de ses associés - elle est le seul sujet d'imposition des revenus qu'elle perçoit - ... - le paiement fractionné de l’impôt, établi au nom de la SCI, par chacun de ses associés ne constitue qu’une modalité de perception. Cette singularité ne peut être assimilée à une substitution du sujet fiscal ..." (Revue internationale du patrimoine 2020/1 (N° 4), pages 25 à 37). Selon ce commentaire la SCI translucide ne peut donc être une construction juridique puisque les associés ne sont nullement "imposés". L'exception de l'article 2, 1er, 13°,b), alinéa 2,2°) ne jouant pas on se demandera pourquoi M. Homans écrit le 4 mai 2024 que "Depuis le Ier janvier 2024 la SCI française tombe, dans certaines circonstances, sous le coup de la taxe Caïman ?" (Blog FFTF)
Je conclurai en estimant que les SCI françaises fiscalement translucides ne sont pas visées par le législateur de la Loi-programme de décembre 2023 qui ne les a pas fait tomber dans le champ de la taxe dite Caïman. Le texte modifié du CIR 1992 n'en fait pas des constructions juridiques et les documents parlementaires le confirme. Mon intime conviction est que pour le législateur fiscal belge "translucidité" égale "transparence", il n'a tout simplement pas vu la différence.
II. J’en veux pour autre preuve une modification en matière de cadastre belge apparaissant dans la loi du 17 février 2021, sans aucune explication dans les travaux parlementaires comme si pour le législateur elle allait de soi. Désormais l’article 471, § 1er, 2° ,b) CIR 1992 se lit comme suit : « Un revenu cadastral (belge) est déterminé pour tous les biens immobiliers bâtis … pour autant que ces biens soient situés à l'étranger et qu'une construction juridique, dont un habitant du Royaume … est fondateur, soit titulaire d'un droit réel sur ces biens ». Ce sera alors au seul fondateur, dénommé « le contribuable belge » (article 473, § 1er CIR 1992), à déclarer à l’administration belge tout bâtiment propriété de la SCI / Construction juridique (articles 473, § 1er et § 3° CIR 1992).
Nous avons une SCI détentrice d’un droit réel sur un immeuble mais comme elle est réputée être fiscalement une construction juridique belge seul le fondateur, réputé contribuable belge en matière de cadastre, peut et doit faire attribuer un revenu cadastral belge à l’immeuble. Dés qu’une SCI française possédant un immeuble est considérée comme étant une construction juridique selon le droit belge, il y a une obligation à demander à l’administration belge de fixer un revenu cadastral belge pour cet immeuble.
Cette SCI ayant la personnalité juridique on pourrait croire que c’est elle, SCI / Construction juridique, qui devra effectuer cette déclaration. Non, c’est au fondateur, le contribuable belge (article 473, § 1er CIR 1992), à le faire.
Le législateur belge fait ainsi fi de la personnalité juridique de la SCI / Construction juridique en raison de la transparence fiscale (belge) et attribue un revenu cadastral belge à l’immeuble à déclarer par le fondateur comme s’il en était propriétaire. Le formulaire à introduire auprès de l’administration du cadastre belge ne mentionne pas la SCI / Construction juridique pourtant détentrice des droits réels sur l'immeuble. Le fondateur / contribuable belge se fait attribuer fiscalement une propriété en France, d’un immeuble de la SCI.
Nous avons une similitude totale avec la SCI fiscalement transparente en France dont « Les membres sont considérés, sur le plan fiscal, comme personnellement propriétaires des locaux à la jouissance desquels leurs parts sociales leur donnent vocation » (Circulaire DGFIP – point 50). Notons ainsi que pour l’acquisition d’immeubles neufs par une SCI transparente afin d’établir la valeur cadastrale française le formulaire H1 doit être souscrit par le seul porteur de parts.
III. Pour un même immeuble en France propriété de la SCI française devenue construction juridique belge selon des critères internes dont l’application aux SCI françaises fiscalement translucides est questionnable, sans respect de la convention préventive de la double imposition nous aurons un revenu cadastral français qui se retrouve sur les enrôlements à la taxe foncière puisque sa base d'imposition est égale à la moitié de la valeur locative cadastrale française et un revenu cadastral belge, ce dernier dans le cadre de l’article 5/1, § 1er, (al 1°) CIR 1992 alors que selon cet article la transparence fiscale ne peut s’appliquer qu’aux, et uniquement aux, revenus perçus par la SCI. Selon les commentateurs belges, c’est manifestement le cas d’un revenu cadastral belge.
Allez comprendre.
Stephen G Hürner