9 Août 2024
Saga des SCI, de la taxe dite Caïman.
Je clôture mon incursion dans le monde des SCI françaises translucides espérant que mes cogitations ont fait réfléchir les résidents belges, détenteurs de parts, en maintenant qu'elles ne peuvent être soumises à la taxe Caïman car la législation introduite en décembre 2023 ne les vise pas.
Le monde des SCI est particulier, comprendre le mécanisme de la translucidité relève de la connaissance et d’une certaine forme de foi. S’il est vrai que tant les SCI dites fiscalement transparentes que celles dites translucides sont « imposées » au niveau des associés, reste que cette « imposition » est différente selon que l’on parle de SCI transparentes ou translucides pourtant on dit bien que les deux sont « imposées ».
Pour les SCI transparentes il s’agit en quelque sorte d’une « pleine » imposition car la SCI n’existe pas d’un point de vue fiscal. L’associé est le sujet fiscal, le sujet d’impôt, le propriétaire des immeubles sous l’angle fiscal, paie l’impôt après mention dans sa déclaration fiscale, à l’IR ou IS.
Pour les SCI translucides ce n’est pas aussi simple. La SCI est le sujet fiscal, les bénéfices sont déclarés, contrôlés au niveau de la société mais elle n’est pas le contribuable. Les revenus de la SCI contribuent à la détermination de l'imposition des associés mais celle-ci s'effectue suite à une seconde détermination au niveau des associés, ce qui ne permet pas de conclure que la société doit être regardée comme n’étant pas elle-même assujettie à l’impôt. Même si l'impôt n’est pas effectivement payé par la société, mais par chacun de ses associés, elle a une personnalité juridique et fiscale distincte de celle des associés. Le paiement de l’impôt par les associés n’étant qu’une modalité de recouvrement. La circonstance que la loi française prévoit que les bénéfices sociaux nets sont imputés aux associes aux fins de la perception de l’impôt n'emporte cependant pas une fiction selon laquelle les opérations génératrices des produits et des charges sociales seraient fiscalement réalisées par les associes ou, en d'autres termes, une fiction selon laquelle les associes obtiendraient directement les bénéfices de la société dans laquelle ils ont un intérêt. Il ne suffit pas toutefois de constater que le montant de l’impôt dû sur le revenu de la société est établi en fonction des caractéristiques personnelles de ses associes pour conclure que la société doit être regardée comme n’étant pas elle-même assujettie à l’impôt.
Si je me suis quelque peu étendu sur la translucidité c’est que ce concept échappe à beaucoup de spécialistes. Ainsi, dire, pour les SCI translucides que (1) « Le régime de la translucidité fiscale a donc pour effet de considérer les revenus de la SCI comme produits ou recueillis, en vertu de la législation fiscale du pays où cette société est établie (France), directement dans le chef des associés de cette société », (2) « la SCI translucide dispose d'une personnalité juridique distincte de ses associés … - le paiement fractionné de l’impôt, établi au nom de la SCI, par chacun de ses associés ne constitue qu’une modalité de perception », (3) « L'impôt sur les bénéfices est calculé et établi au niveau de la SCI elle-même » est erroné. Pourtant cela fut dit par des avocats fiscalistes belges.
Dés 2006 pourtant le Ministre des finances attirait l’attention sur la difficulté à saisir la différence entre SCI transparentes et translucides. Dans sa réponse à la Question n° 1067 de M. Van der Maelen dd. 11.01.2006 (cliquer sur 'J'ai compris") il dit très clairement « En vertu du régime de translucidité organisé par la législation fiscale française, les revenus recueillis par la SCI sont imposés chez les associés en proportion de la participation de chacun dans ladite société. Il s'agit là de modalités particulières d'imposition des revenus de la SCI elle-même qui, … ne remettent en cause ni la personnalité juridique de la société ni, par voie de conséquence le fait que celle-ci est seule susceptible de bénéficier de revenus propres tirés d'immeubles dont elle est propriétaire d'un point de vue tant civil que fiscal ». Voir aussi la Question parlementaire n° 547 de monsieur Roel Deseyn du 23.09.2015 (cliquer sur 'J'ai compris")
Ces déclarations n’empêchèrent pas le Ministre des finances, un autre mais avec la même administration, de déclarer confusément et erronément dans les travaux parlementaires de la Loi-programme de décembre 2023 que « la SCI française est une société civile immobilière fiscalement translucide, dotée de la personnalité juridique. Dans une construction SCI, la société est propriétaire du bien immobilier et les associés détiennent des parts sociales. En principe, la SCI est fiscalement transparente en France. Cela signifie que les associés sont imposés en France comme s’ils étaient directement propriétaires du bien. En raison de la présence de la personnalité juridique, cette société est en principe considérée comme une personne imposable distincte du point de vue belge. Par conséquent, cette forme juridique entre dans le champ d’application de la taxe Caïman lorsque les actionnaires sont des habitants du Royaume ».
Ah, mais comme le Ministre a dit que « la SCI française est une société civile immobilière fiscalement translucide … cette forme juridique entre dans le champ d’application de la taxe Caïman lorsque les actionnaires sont des habitants du Royaume », tous, les deux doigts sur la couture du pantalon, pas un brin de questionnement, la machine infernale était lancée, les SCI dites translucides tombent sous la faux de la taxe Caïman.
Pour la SCI translucide l’imposition au niveau des associés relève de « modalités particulières d'imposition des revenus de la SCI elle-même », peu importe, elle tombe sans aucune interrogation dans le champ d’application de l’article 2, § 1er, 13°, b), alinéa 2,2° du CIR 1992 puisque ses revenus « sont imposés dans le chef des associés ».
Mais, in fine, qu’a voulu couvrir le législateur fiscal ?
Nous traitons ici du cœur de la confusion depuis décembre 2023 en matière de SCI. En effet, il s'agit de comprendre ce qu'a voulu le législateur en mentionnant des revenus qui sont imposés au niveau des associés ?
Nous allons montrer que le législateur a repris la formulation d'un Arrêté Royal du 21 novembre 2018 couvrant des sociétés civiles françaises fiscalement transparentes (et non translucides) qui ne sont pas fiscalement distinctes de leurs associés et ne sont pas le sujet fiscal et que cela est appuyé par les travaux parlementaires de la Loi-programme du 22 décembre 2023 (MB 29.12.2023) où il vise les SCI transparentes uniquement même s’il y fait mention des translucides.
Les Arrêtés royaux.
Rétroactes
La loi-programme du 10 août 2015, instaure un nouveau régime de taxation applicable aux constructions juridiques. En ce qui concerne les personnes morales qui sont établies dans l'Espace économique européen, le champ d'application de ce régime de taxation fut limité aux personnes morales reprises dans le champ d'application de l'arrêté royal du 23 août 2015 exécutant l'article 2, § 1er, 13°, b), alinéa 2, CIR 92.
Peu après la publication de la loi-programme précitée, le 23 août 2015, un arrêté royal exécuta la disposition légale précitée.
Un Arrêté Royal du 18 décembre 2015 (MB 29.12.2015) modifia cet AR .
Dans le Rapport au Roi de l'Arrêté Royal du 18 décembre 2015 est dit:
" Il s'ensuit que sont aussi visées les sociétés qui ne sont pas considérées transparentes par le droit fiscal belge, mais bien considérées fiscalement transparentes conformément au droit fiscal de l’État membre de l'Espace économique européen dans lequel ces sociétés sont établies. La Société en Commandite Simple de droit luxembourgeois (2) est un exemple d'une telle société....L'absence de règles harmonisées au sein de l'Espace économique européen conduit certains contribuables, qui utilisent ces sociétés hybrides, à pouvoir éviter l'application de l'impôt sur les revenus. Avec l'introduction de la définition reprise dans cet arrêté royal, ces sociétés hybrides sont désormais soumises au régime de taxation qui est applicable aux constructions juridiques".
Le texte de l’AR modifié devenant:
Article 1er.
Par dérogation de l'article 2, § 1er, 13°, b, alinéa 2, du Code des impôts sur les revenus 1992, les sociétés, …., qui possède la personnalité juridique, qui sont établies au sein de l'Espace Économique Européen et qui sont reprises dans la liste suivante, sont des constructions juridiques:
1°
2° une société qui n'est pas incluse dans le champ d'application de l'article 29, § 2 du Code précité :
- dans la mesure où celle-ci reçoit des revenus d'origine belge qui ne sont pas taxables en Belgique,
et;
- dont les revenus sont considérés comme produits ou recueillis, en vertu de la législation fiscale du pays où cette société est établie, directement dans le chef des actionnaires ou associés de cette société”.
Toutefois cette mesure ne visait les sociétés hybrides que si elles recueillent des revenus d'origine belge, le champ d'application du régime de taxation était limité inutilement.
Dans le Rapport au Roi de l'Arrêté Royal du 21 novembre 2018 publié le 03 décembre 2018 est ensuite dit:
"Dans le projet qui Vous est soumis, le champ d'application est donc également élargi de sorte que sont désormais visés non seulement les revenus d'origine belge mais tous les revenus de telles sociétés hybrides, indépendamment de leur origine.... Les sociétés qui sont déjà, suite à l'application de l'article 29, du même Code, considérées comme fiscalement transparentes en matière d'impôt sur les revenus en Belgique, n'entrent pas en ligne de compte... Entrent ensuite en ligne de compte les sociétés dont les revenus sont, en vertu de la législation fiscale de l’État ou de la juridiction où cette société est établie, imposés dans le chef des actionnaires ou associés de cette société. Cette disposition vise donc les sociétés qui, dans l’État ou la juridiction dans laquelle sont établies ces sociétés, disposent de la personnalité juridique conformément au droit civil, mais dont l'impôt sur les revenus est ultimement perçu dans le chef de l'actionnaire ou associé sous-jacent".
Le texte du Rapport au Roi de l'AR du 21 novembre 2018 doit se lire avec celui du 18 décembre 2015 pour comprendre que ne sont visées que les SCI transparentes ( "... sont aussi visées les sociétés qui ne sont pas considérées transparentes par le droit fiscal belge, mais bien considérées fiscalement transparentes conformément au droit fiscal de l’État membre de l'Espace économique européen dans lequel ces sociétés sont établies. La Société en Commandite Simple de droit luxembourgeois (2) est un exemple d'une telle société ...").
Dans le Rapport au Roi de l'Arrêté Royal du 21 novembre 2018 publié le 03 décembre 2018 est ensuite affirmé:
"Par conséquent, celles que l'on appelle les "sociétés translucides" (comme par exemple la société civile française) qui disposent de la personnalité juridique conformément au droit civil français ... sont en principe également visées par cette disposition".
Soulignons << “celles que l'on appelle les "sociétés translucides" (comme la société civile française) >>. Il eut été plus correct de dire “comme une des formes de la société civile française”.
Le texte de l’AR modifié devenant:
Article 1er.
Conformément à l'article 2, § 1er, 13°, b, alinéa 2, du Code des impôts sur les revenus 1992, sont des constructions juridiques les sociétés, … , qui possèdent la personnalité juridique, qui sont établis au sein de l'Espace Économique Européen et qui sont repris dans la liste suivante :
1°
2° une société qui n'est pas incluse dans le champ d'application de l'article 29, § 2, du Code précité et dont les revenus sont imposés dans le chef des associés ou actionnaires par l’État ou la juridiction dans laquelle cette société est établie;
La comparaison des modifications apportées par les AR de 2015 et 2018 de même que les textes des Rapports au Roi visant “les sociétés qui ne sont pas considérées transparentes par le droit fiscal belge, mais bien considérées fiscalement transparentes conformément au droit fiscal de l’État membre de l'Espace économique européen dans lequel ces sociétés sont établies", montrent que la mention des sociétés translucides résulte d’une incompréhension des rédacteurs. Seules les sociétés civiles transparentes n’ayant pas de personnalité fiscale distincte de celle de leurs associés et pour lesquelles il est correct de dire que “les revenus sont considérés comme produits ou recueillis, en vertu de la législation fiscale directement dans le chef des associes” sont visées.
La Loi-programme du 22 décembre 2023.
En analysant le texte les travaux parlementaires de l'article 32 de la Loi-Programme du 22 décembre 2023 publiée au Moniteur belge du 29 décembre 2023 (Exposé des motifs DOC 55 3697/001 pg 31/ Conseil d'Etat DOC 55 3697/001 - page 314) nous allons montrer que, de la construction du texte résulte que le législateur vise bien (a) les SCI ayant une personnalité juridique, (b) fiscalement transparentes, (c) dont les associés sont imposés comme s’ils étaient directement propriétaires du bien. Cette définition n’est pas celle d’une SCI translucide.
Nous y lisons:
«
- La SCI française est une société civile immobilière fiscalement translucide, dotée de la personnalité juridique.
- Dans une construction SCI, la société est propriétaire du bien immobilier et les associés détiennent des parts sociales.
- En principe, la SCI est fiscalement transparente en France. Cela signifie que les associés sont imposés en France comme s’ils étaient directement propriétaires du bien.
- En raison de la présence de la personnalité juridique, cette société est en principe considérée comme une personne imposable distincte du point de vue belge.
- Par conséquent, cette forme juridique entre dans le champ d’application de la taxe Caïman lorsque les actionnaires sont des habitants du Royaume. » (je mets des tirets et en caractères gras).
Qu’a voulu dire le législateur ?
Notons que ce commentaire est effectué à l'occasion d'éclaircissements sur le champ nouveau de l'article 21, alinéa 1er, 12° CIR 1992 cherchant à éviter que l’application de la taxe Caïman soit dans certains cas plus avantageuse que sa non-application et non à propos de son champ d'application. Il est néanmoins intéressant car il précise la pensée du législateur sur cette question.
Selon le législateur la SCI française est « une société civile immobilière fiscalement translucide, dotée de la personnalité juridique. Dans une construction SCI, la société est propriétaire du bien immobilier et les associés détiennent des parts sociales ».
Le législateur poursuit « En principe, la SCI est fiscalement transparente en France. Cela signifie que les associés sont imposés en France comme s’ils étaient directement propriétaires du bien. En raison de la présence de la personnalité juridique, cette société est en principe considérée comme une personne imposable distincte du point de vue belge » (je mets en caractères gras).
Le législateur conclut : « Par conséquent, cette forme juridique entre dans le champ d’application de la taxe Caïman lorsque les actionnaires sont des habitants du Royaume ».
Certes le législateur mentionne les SCI fiscalement translucides en début d'exposé mais il poursuit en les définissant comme étant des SCI fiscalement transparentes en y ajoutant une caractéristique propre à ces dernières. C'est manifestement une erreur que le conseil essayant de comprendre la volonté du législateur doit dépasser. Pour les sceptiques, voici ce que le législateur aurait dit dans un autre contexte: << ce texte vise les citoyens blancs qui sont d'ancêtres africains et ont la peau noire>>. Allez-vous, considérer que le texte vise les citoyens blancs ?
Stephen G Hürner